Réalisateur : Henri-Georges Clouzot

Scénario : Louis Chavance  

Adaptation & Dialogues : Henri-Georges Clouzot & Louis Chavance

Acteurs Principaux : Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Micheline Francey, Pierre Larquey, Noël Roquevert

Genre : Policier

Sortie : 1943

Ayant droit producteur : © 1942 STUDIOCANAL 

L’histoire : Installé depuis peu dans la petite ville de Saint-Robin, le docteur Germain (Pierre Fresnay), intrigue ses collègues et ses patients, tant il est distant et énigmatique. 

Beaucoup s’étonnent de le voir sauver la mère lors d’accouchements difficiles au prix de la vie de l’enfant. Aux rumeurs succède une série de lettres anonymes qui accusent Germain d’être un avorteur et l’amant de Laura (Micheline Francey), la femme du docteur Vorzet (Pierre Larquey). Bientôt, ces lettres malveillantes, signées « Le Corbeau », se multiplient, touchent la ville entière, dénoncent les secrets et les turpitudes de chacun. L’ambiance devient délétère à Saint-Robin. Mais l’affaire prend un tour plus grave encore : à la suite d’une lettre du Corbeau qu’il reçoit à l’hôpital, un jeune malade se suicide avec son rasoir. Tout le monde en vient à soupçonner tout le monde. 

Qui est cet anonymographe maléfique ? Qui est le Corbeau ? Les soupçons portent tour à tour sur Denise (Ginette Leclerc), la fille de l’instituteur qui héberge Germain, Rolande (Liliane Maigné) et Marie Corbin (Helena Manson), infirmière- assistante du Docteur Vorzet. Les lettres s’en prennent à l’ensemble des notables de la ville et l’enquête piétine. 

Le comportement de Germain est élucidé et Vorzet propose de soumettre les suspects à une dictée. Denise et Laura s’innocentent l’une l’autre et le coupable n’est autre que Vorzet lui-même.

Article de Ariane Beauvilard :

Realisé en 1943 dans les studios de la Continental, Le Corbeau s’inspirait d’un fait divers des années 1920 pour filer la métaphore bien plus contemporaine du pays malade. La ville de Montfort-L’Amaury, cette « petite ville, ici ou ailleurs », devenait le symptôme symbolique du brouillage des frontières morales et humaines. La censure allemande comme les procès d’après-guerre qui condamnèrent le film, son réalisateur et ses acteurs à des peines plus ou moins lourdes n’avaient probablement pas saisi la portée métonymique du film, et sa profondeur incroyable.

Curieux destin que celui du Corbeau, qui met en scène le zèle français de la délation et les effets funèbres de la rumeur, monstre véritable et haletant s’amplifiant de lettre en lettre et de scène en scène. Tourné en 1943 dans les studios de la Continental gérés par l’occupant allemand, le film a été brocardé de toutes parts, mais, curieusement, n’a été censuré qu’à la Libération. Vivement critiqué par le gouvernement de Vichy qui préférait aux contes moraux pessimistes les comédies légères, Le Corbeau a réussi, sous l’Occupation, à sortir sur les écrans, mais en sera banni après le débarquement. Son réalisateur sera lui-même interdit de tournage pendant deux ans ; Pierre Fresnay et Ginette Leclerc feront même quelques jours de prison pour collaborationnisme. La logique ironique de l’histoire veut que Clouzot ait justement conservé une certaine liberté au sein de la Continental, sur laquelle Vichy n’avait aucune prise et bien qu’il ait démissionné deux jours avant la sortie : c’est sans doute la seule raison pour laquelle les critiques de la presse résistante ont vitupéré le deuxième long-métrage du réalisateur de L’assassin habite au 21, allant même, sous la plume de Georges Sadoul, jusqu’à comparer le film à Mein Kampf. La bêtise, l’incertitude, la déshumanisation des temps de crise et de trouble, voilà exactement ce que Clouzot filmait pourtant.

Le Corbeau s’inspire donc d’un fait divers corrézien de 1922 pour livrer au spectateur de 1943 une sorte de fable morale sans didactisme sur l’obligation d’un peuple à juger ses actes, à revenir sur ses propres démons sans pouvoir les justifier par la présence d’un diable omnipotent. Aucune référence à l’occupation ou à l’occupant n’est évoquée ici : le diable n’est pas étranger, il est dans chacun des personnages, tour à tour victimes, bourreaux, anges et bêtes. Le conte se déroule dans un village lambda -bien que les scènes extérieures aient été tournées en Seine-et-Oise-, maison de poupée trahissant les contradictions les plus universelles, les luttes les plus acharnées entre bien et mal. Oiseau de mauvais augure annonçant la mort prochaine, le corbeau est aussi le délateur qui colporte la rumeur et déterre les passions. Tout comme ce panorama d’ouverture qui, se rapprochant d’un cimetière, n’en sort que pour s’arrêter sur le clocher de l’église du village, les personnages sont cloisonnés, incapables de choisir entre l’ombre et la lumière, malades de leur humanité branlante. Clouzot présente ses différents personnages comme une kyrielle d’âmes perdues : le Dr Germain (Pierre Fresnay), qui refuse de dévoiler son passé, réussit à sauver une mère d’un accouchement difficile, mais pas l’enfant. Son supérieur, le Dr Vorzet (Pierre Layquey) se pique à la morphine. L’infirmière en chef et belle-fille de celui-ci, Marie, lui vole ses doses à l’hôpital tout en accusant sa propre sSur d’infidélité sans aucun fondement. D’autres mentent, comme Denise, l’infirme séductrice, qui prétend tomber malade et se joue du Dr Germain.

Le terrain est là. Le glas a sonné, ou le tocsin. Et quand le corbeau envoie sa première lettre, il agit comme l’étincelle sur le petit bois sec, et enflamme le village qui se prend au jeu, en accepte les règles par lâcheté, et y participe activement par faiblesse morale. Il est évident qu’avoir choisi un hôpital comme espace central du film n’est pas anodin : l’hospice du village dans lequel personne ne soigne plus personne -Marie remplace la morphine d’un cancéreux par de l’eau distillée pour pouvoir voler le médicament- est détourné de sa fonction première, est le lieu de la crise. C’est ici que la maladie métaphorique prend toute son ampleur, c’est ici que le corbeau fera sa première victime. Et la maladie se répand vite, trop vite : si ce n’est le Dr Germain, ce sera Marie. Si ce n’est Marie, ce sera Denise. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que quelqu’un fasse la lumière, au prix du sang. Car si Le Corbeau est une fable, il développe également un pessimisme radical : la seule réponse apporté au corbeau sera la vengeance, non la justice. Au pays de la déraison, tout le monde se méfie, se toise, s’accuse. Et quand le raisonnement meurt, l’humanité la suit. Et le film ne file pas seulement la métaphore du flou moral contextualisé dans ses personnages ou dans ses dialogues, symboliques de l’abandon de la parole au mensonge, à la spéculation et à la menace.

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Le Corbeau

Le Corbeau est aussi une leçon de la mise en scène de ce flou et du rendu de l’effacement des frontières à l’image. La structure du film est, tout d’abord, très précise : il commence sur la naissance d’un mort-né, est coupé à sa moitié par un enterrement, et se conclut sur le départ, en plein soleil, de la main vengeresse qui met un terme aux agissements du corbeau. Entre chaque étape, le rythme ne tombe jamais, car le mal ne donne aucun répit à ses victimes, et ne prend ici jamais de repos avant le trépas. Mais une scène, très célèbre pour son extraordinaire jeu sur le clair-obscur, reste particulièrement impressionnante : le Dr Vorzet (l’agent de propagation du mal) affronte le Dr Germain, représentant fictif de Clouzot. Le premier fait basculer une ampoule qui se balancera pendant quelques minutes : l’ampoule incarne un bien qui flanche, et représente la profonde ambiguïté de chaque être humain que Germain renie. Tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière, le juste est confondu, se brûle en essayant de stopper la lampe, et ne pourra vaincre l’ombre tant qu’il n’en aura pas exposé sa propre part en pleine lumière. Clouzot ne mettait pas seulement en scène l’ambivalence de ses personnages et des crises qu’ils surmontent ou non, il insistait ici sur l’extrême difficulté du choix, sur l’extrême difficulté et le courage d’assumer sa liberté. C’est ce que n’ont pas vu les Georges Sadoul de l’époque : au milieu du tableau noir, Germain accepte cette liberté non comme un poids, mais comme une chance. Il est finalement le seul à ne pas se brûler aux flammes de la rumeur, et il sera enfin celui qui découvre et le coupable, et la main vengeresse. Ironiquement, le slogan du film était, à sa sortie : « La honte du siècle : les lettres anonymes ! » Au milieu des détracteurs, Clouzot avait pourtant compris et filmé qu’on « ne peut pas sacrifier l’avenir au présent ». C’est la dernière parole d’une Suvre résolument clairvoyante et désespérément humaine.

Ariane Beauvillard

LE CONTEXTE DU FILM

Depuis le début de l’Occupation, les autorités allemandes et la police française incitent la population à prévenir de toute activité « terroriste ». Le Corbeau sort en salles le 28 septembre 1943, avec en son cœur l’empreinte sinistre de son époque : la délation est une pratique courante pour dénoncer un voisin gaulliste, communiste…

Les historiens estiment aujourd’hui à trois millions les lettres anonymes reçues par la Kommandantur et les commissariats de 1940 à 1944.

Dans « Le Monde du cinéma sous l’Occupation », Pierre Darmon énonce les différents projets de rationalisation de l’industrie cinématographique française initiés par Vichy. Pétain dissout la IIIème république le 10 juillet 1940 et s’octroie les plein pouvoirs. La création du COIC (Comité d’Organisation des Industries du Cinéma) a pour objectif de professionnaliser le monde du cinéma et d’assainir ses modes de financement et d’exploitation (contingence et régime d’avances à la production, contrôle des recettes, taxe unique sur l’exploitation etc…), mais aussi de « moraliser » les activités cinématographiques. A la tête du COIC jusqu’en mai 1942, Raoul Ploquin parle de l’occupant allemand en ces termes: « De leur part comme de la nôtre, il s’agit de faire participer le cinéma à la collaboration » (La Revue de l’Ecran, 2 janvier 1941).La Direction de la Cinématographie rafle et livre à l’occupant les films considérés comme anti-allemands.

Une commission de contrôle cinématographique se charge de la délivrance des visas de production, exploitation et exportation – finalement fictifs puisque les films français sont très vite interdits d’exportation, devenant trop concurrentiels vis-à-vis des films allemands. Parmi cette commission se trouve un représentant du commissariat général à la Famille. Dans son projet de Révolution Nationale, Pétain souhaite que le cinéma français participe de la devise Travail, Famille, Patrie; en opposition à la républicaine Liberté, Egalité, Fraternité : le cinéma de Vichy aura pour vocation de « faire des films sains et jeunes sur les effets délétères de la ville, sur l’amour de la famille, de la terre et de l’artisanat, accompagnant et célébrant la grande messe expiatoire des temps nouveaux »

En cette fin d’année 1943, Le Corbeau illustre les enjeux économiques et politiques du cinéma français des années 1940-44. Le film obtient un grand succès public lors de sa sortie dans les salles françaises. Environ 250 000 entrées sont recensées au cours des premiers mois d’exploitation, un résultat satisfaisant compte tenu de la conjoncture.

Mais, le film fait scandale auprès des autorités et sa campagne publicitaire est écourtée. Par sa genèse, sa réception critique pendant et après la guerre, « Le Corbeau » est supposé dessiner les traits d’un cinéma en relation directe avec le pouvoir politique, l’occupant nazi d’une part, le gouvernement d’extrême-droite de Vichy de l’autre.

A la Libération, Clouzot et Chavance sont suspendus pour dix ans et le film est interdit. Pierre Fresnay passe six semaines au camp de Drancy pour avoir trop souvent œuvré pour la Continental. Ginette Leclerc connaîtra près d’un an d’internement mais plutôt pour des motifs d’ordre privé : son compagnon a ouvertement collaboré avec l’occupant. Des intellectuels et des cinéastes (Sartre, Prévert, Becker, Carné …) signent des pétitions pour défendre Clouzot. Henri Jeanson se fend d’un article bien dans sa veine, intitulé “Cocos contre Corbeau” où il rapproche le film des œuvres de Zola ou Mirabeau. Finalement, la preuve est faite que, si le film est bien sorti en Suisse et en Belgique, il n’a jamais été exploité par les allemands dans d’autres pays : comment, d’ailleurs, les nazis auraient-ils distribué un film dénonçant les méfaits de la délation ?

En 1941, Jean Cocteau s’en inspire pour la pièce  « La Machine à écrire »

En 1951, remake d’Otto Preminger, « La Treizième Lettre »

En 2009, Quentin Tarantino cite ouvertement

« Le Corbeau » dans  « Inglourious Bastards »

POUR QUEL ACCUEIL ? 

Carlo Rim, 16 octobre 1943, cité par F. Courtage

« (…) un prodigieux ramassis de scrofuleux, d’hystériques, de concussionnaires, de cancéreux, de suborneurs, de névrosés, d’alcooliques, d’infirmes, de monomanes, de gredins… La vamp elle-même est bancale, l’ingénue est érotomane et le père noble s’adonne à la morphine. Seul le héros se tire à peu près indemne de l’aventure, mais il ne perd rien pour attendre. Il épousera la grue coxalgique… »

Jean Cocteau, journal intime : 

« Le film de Clouzot est remarquable. Il me prouve, une fois de plus, l’efficacité de l’auteur-metteur en scène. Film atroce comme certains passages de Maupassant ou Zola. Chaque image est troublante, violente et va jusqu’au bout. Je téléphone en rentrant chez moi. 

André Le Bret, Paris-soir :

 « La mise en scène de celui-ci échappe souvent au commun : elle a un accent, un style et l’interprétation est de premier ordre ! ». 

Audiberti, Comedia : 

« Le Corbeau est un assez formidable chef d’œuvre. Il faut bien le reconnaître. C’est jeté…L’action est menée avec une habileté presque douloureuse à supporter .Pas un détail n’est perdu. Tous ils concourent à confirmer l’atmosphère, à justifier les caractères ». 

Roger Régent : 

« Si le Corbeau avait été l’oeuvre d’un metteur en scène de deuxième ordre, il est probable que l’on ne se fût pas ému; la projection du film eût peut être été réservée aux réalisateurs et scénaristes eussent été gentiment ’’suspendus’’ pour quelques semaines. Mais il se trouve que Le Corbeau a révélé un fort tempérament de metteur en scène; il faut donc penser que ce que l’on ne pardonne pas à M.Henri-Georges Clouzot, c’est d’avoir du talent ». 

François Chalais : 

L’apparition brutale et soudaine de Clouzot pendant l’Occupation leur est apparue comme un danger. Un écrivain qui se met soudain avec la même aisance à conjuguer le dialogue des images et le dialogue des mots, qui pour un vrai coup d’essai découvre toutes les subtilités du langage cinématographique, l’édifice du cinéma français conventionnel tremblait sur ses bases ». 

En 1944, dans Lettres Françaises, Georges Adam et Pierre Blanchar passent à l’offensive et signent un article ravageur intitulé : « Le Corbeau est déplumé » : « Les Allemands peuvent se frotter les mains (…) »

En 1947, dans l’Humanité, Armand Monjo se montre encore plus féroce : 

« Chaque détail du film apporte sa pierre à ce monument de bassesse..(….) je devine l’aigle hitlérien qui recommence à battre des ailes au profit de ceux qui ont intérêt à rabaisser notre peuple ». 

Claude Mauriac : « Le Corbeau restera à sa date, au même titre que La Règle du jeu de Renoir et le Diable au corps de Claude Autant-Lara à la leur, comme l’un des titres de gloire de notre cinéma national. Sous le couvert d’une enquête policière dont l’intérêt ne faiblit pas, le metteur en scène nous offre les plus impitoyables images que la satire sociale nous ait jamais présentées au cinéma.

UN FILM ENTOURE DE RUMEURS

 Le corbeau se réfère-t-il au climat de peur et de désolation dans les campagnes françaises en cette fin de guerre ? Ou doit-on le comprendre comme une métaphore de la collaboration passive, dont la majorité des français aura fait preuve sous l’occupation ? Dans un contexte historique plus large, l’énigmatique corbeau de Clouzot semblait déjà interpeller. Par le profond malaise qu’il a inspiré à la Libération le corbeau noir est peut-être cette tâche d’encre qui a manqué à l’histoire de la France du XXème siècle, refoulée dans l’inconscient collectif et contenue pendant des décennies.Curieux destin que celui du Corbeau, qui met en scène le zèle français de la délation et les effets funèbres de la rumeur, monstre véritable et haletant s’amplifiant de lettre en lettre et de scène en scène.

On accuse le réalisateur d’ « alimenter la propagande anti-française ». Le Corbeau et ses auteurs vont cristalliser toutes les haines. On raconte que ce film porte le titre d « Un petit village français » en Allemagne. Pourtant il n’y a jamais eu de trace à ce sujet. Le 04 septembre 1944,  le Comité de Libération du Cinéma établit une liste de huit cinéastes dont l’activité doit être suspendue immédiatement. Clouzot est de la charette. Le 17 octobre, Clouzot est entendu par une commission d’épuration composée de MM.Guien, Mathot et Berthomieu. Après une longue discussion, Clouzot s’aperçoit que l’un d’entre eux n’a pas vu le film.On accuse de tout et n’importe quoi. C’est une kabbale lancée et ils ne s’arrêteront pas : Clouzot est suspendu.

Pierre Fresnay doit également répondre des quatre films tournés pour la  Continental, il fera six semaines de prison. Ginette Leclerc sera également emprisonnée mais également pour des raisons personnelles, liées au cabaret de la rue Ponthieu.

Le 18 octobre 1946, Jacques Prévert prend fait et cause pour Clouzot : «  (…) quelle admirable tartufferie. Personne n’a jugé, personne n’est responsable. Et les anonymes qui ont pris la décision susdite n’ont même pas eu le courage de rendre une sentence ferme ». Chalais, Camus, Autant-Lara, Carné, L’Herbier, signent tous un acte de protestation dans le journal Combat

 Aucune référence à l’occupation ou à l’occupant n’est évoquée ici : le diable n’est pas étranger, il est dans chacun des personnages, tour à tour victimes, bourreaux, anges et bêtes.Par ailleurs, la délation n’est pas le seul thème sensible de ce film sulfureux.

Parler d’avortement, de suicide et de drogue, en pleine période de morale vichyssoise, est tout simplement à l’époque interdit.Ces thèmes sont accompagnés de l’affirmation de la relativité des valeurs morales et d’une méfiance à l’égard de tout idéalisme dogmatique.Que reprochait-on alors véritablement à Clouzot?

La logique ironique de l’histoire veut que Clouzot ait justement conservé une certaine liberté au sein de la Continental, sur laquelle Vichy n’avait aucune prise et bien qu’il ait démissionné deux jours avant la sortie : c’est sans doute la seule raison pour laquelle les critiques de la presse résistante ont vitupéré le deuxième long-métrage du réalisateur de L’assassin habite au 21, allant même, sous la plume de Georges Sadoul, jusqu’à comparer le film à Mein Kampf. La bêtise, l’incertitude, la déshumanisation des temps de crise et de trouble, voilà exactement ce que Clouzot filmait pourtant.

CLOUZOT : ENTRE EXISTENTIALISME ET EXPRESSIONISME 

Inspiré en partie par l’expressionnisme allemand, Clouzot accentue une photographie au contraste maximal, pour un clair-obscur fortement marqué et pour des angles de prises de vue insolites qui donnent cette « inquiétante étrangeté », comme disait Freud, à « une banale ville de province ». 

Il y a une scène, très célèbre pour son extraordinaire jeu sur le clair-obscur, qui reste particulièrement impressionnante : le Docteur Vorzet (l’agent de propagation du mal) affronte le Dr Germain, le représentant fictif de Clouzot.À travers l’affrontement entre Germain et Vorzet, le film porte à la fois une vision désabusée de l’homme et une remise en cause implicite de l’ordre social et des principes moraux qui le fondent. 

Le premier fait basculer une ampoule qui se balancera pendant quelques minutes : l’ampoule incarne un bien qui flanche, et représente la profonde ambiguïté de chaque être humain que Germain renie. Tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière, Germain est confondu, il se brûle en essayant de stopper la lampe, et ne pourra vaincre l’ombre tant qu’il n’en aura pas exposé sa propre part en pleine lumière.  Clouzot ne mettait pas seulement en scène l’ambivalence de ses personnages et des crises qu’ils surmontent ou non, il insistait ici sur l’extrême difficulté du choix, sur l’extrême difficulté et le courage d’assumer sa liberté. C’est ce que n’ont pas vu ou voulu voir les Georges Sadoul de l’époque : au milieu du tableau noir, Germain accepte cette liberté non comme un poids, mais comme une chance. Il est finalement le seul à ne pas se brûler aux flammes de la rumeur, et il sera enfin celui qui découvre et le coupable, et la main vengeresse.

Ironiquement, le slogan du film était, à sa sortie : « La honte du siècle : les lettres anonymes ! » Au milieu des détracteurs, Clouzot avait pourtant compris et filmé qu’on « ne peut pas sacrifier l’avenir au présent ». C’est la dernière parole d’une œuvre résolument clairvoyante et humaine. Le dialogue du médecin et du psychiatre revêt une dimension particulière pour le public en 1943, mais il a aussi valeur universelle. Sous le pessimisme diffus émane pourtant un réel humanisme, attentif à la liberté individuelle. Cette dernière, ici, se heurte au mur des convenances bourgeoises et à l’étriqué du regard de la petite communauté. En pleine Occupation, Clouzot réfléchit sur la démocratie et c’est peut-être ce qui lui vaudra autant de critiques une fois la dictature disparue.

Cette réflexion sur l’opinion publique recoupe le traitement de la topographie de la petite ville et induit aussi un constant jeu de regards.Dans l’un des plans, quatre personnages,  deux femmes (Héléna Manson et Micheline Francey), regardent Denise (Ginette Leclercq) vers la droite, laquelle regarde dans le vide, vers la gauche. Les regards convergent donc sur un sujet mis en exhibition, donc en soupçon. 

À l’arrière-plan, trois personnages regardent déjà l’infirmière. Il suffit que l’œil de Denise dévie quelque peu vers la gauche pour que l’infirmière devienne la cible visuelle.La volatilité de l’opinion, la peur, le jeu des apparences et des certitudes, la violence et les ressentis, la mise en cible des individus… tout est dit en un seul plan fixe.Refusant tout romantisme, Clouzot ne laisse à son spectateur aucune illusion, ni le moindre répit dans cette peinture au vitriol de l’humanité. 

Clouzot congédie toute sensiblerie. A l’âge de vingt-sept ans, alors que la médecine le croit condamné, il écrit dans son journal intime : « J’appelle sensiblerie toute émotion née d’un préjugé affectif. Autrement dit, il n’est rien de plus impersonnel que la sensiblerie, de plus personnel que la sensibilité ». Pour Clouzot, si l’art consiste bien à livrer aux autres sa vision singulière du monde, alors le créateur et, notamment, le cinéaste, doit s’interdire cette échappatoire facile qu’est la sensiblerie. 

Malade toute sa vie à la suite d’une tuberculose pulmonaire sévère, la métaphore de la maladie centrale dans Le Corbeau et par la suite existante dans presque tous ses films : « l’homme est un animal malade et l’infinie variété de  ses modes d’existence n’est que la déclinaison de ses innombrables pathologies ».  Il existe certes, çà et là, quelques rares raisons d’espérer (la fin du Corbeau va en ce sens) ; quelques lieux éclairés qui viennent rompre notre univers de ténèbres. Mais, en même temps, il n’est nulle lumière qui ne projette  quelque part des ombres.